Thursday, November 25, 2004

la fille grise

C’est une fille grise, rétive, lisse. Pourtant cette photo de Doisneau en noir et blanc, de deux petites filles devant un mur est émouvante. Elle inspire. Les autres élèves, émus, font courir leur stylo et le silence s’est installé. Mais elle …
Elle regarde par la fenêtre. C’est toujours la même chose. J’attends et puis je sens bien que ce n’est pas de ce ciel gris compressé de 17h passées, de cette pénombre d’hiver que va jaillir la lumière. Que se dit-elle ? Que de l’écriture obligatoire découlera une note obligatoire, que si l’on ne parvient pas à deviner ce que le prof voulait, on est condamné. Condamné aux travaux forcés à perpétuité. Elle doit guetter la sortie de son copain, c’est ça, elle est amoureuse. C’est pendant l’hiver que ça leur arrive aux secondes, et de sa place, depuis cette salle au premier étage, on voit très bien le portail d’entrée.
Je me décide, je vais la voir.
« Alors ?
-- Je sais pas quoi mettre.
-- Je vois bien. Mais ces petites filles tout de même…
-- Elles sont devant un mur.
-- Oui.
-- Moi aussi.
-- Ah.
-- Mettez-moi une mauvaise note monsieur.
-- Bon, on va écrire ce qui se passe en ce moment. Le prof a demandé aux élèves d’écrire. Les élèves écrivent. Je n’y arrive pas. »
Ça y est, elle accepte, sans doute en faisant semblant, pour me faire plaisir. Heureusement, car ça fait déjà une demi-heure et elle n’a rien écrit. Il me faut une note aujourd’hui pour la moyenne trimestrielle.
C’est le moment que choisit un cycliste pour passer dans la rue, devant le lycée. Elle écrit : Un bonhomme passe en vélo.
J’attends.
Il est 17h35.
Le bip-bip d’un portable se fait entendre. Elle note : Le prof va prendre le portable d’un élève.
Je la laisse. Ça gratte, ça rature, pas de problème pour les autres apparemment. Je souligne ce qui est confus par-ci, par-là et, après avoir jeté un coup d’œil sur le travail de chacun, je reviens vers la fille grise qui va dans le mur.
Par-dessus son épaule, je lis : Le bonhomme repasse sur son vélo. Et effectivement, je le vois là-bas, le cycliste qui s’éloigne. Alors, je passe directement à la proposition de réécriture et je lui chuchote : « On réécrit tout maintenant à la 3è personne et on fera vivre ce personnage ».
Elle a compris. Le prof a demandé aux élèves d’écrire. Les élèves écrivent. Elle n’y arrive pas. Un bonhomme passe. Il est 17h35. Le prof va prendre le portable d’un élève. Le bonhomme repasse sur son vélo. Le prof revient lui dire qu’il faut tout réécrire à la 3è personne. Il est 17h43. Le cycliste revient, il se rapproche, on dirait qu’il tripe car il zigzague. On entend une mobylette.
Le cycliste va passer derrière le lycée, on ne le verra bientôt plus. Mais on entend aussitôt des crissements de frein, un choc sourd, un cri, et là-bas, sur la chaussée, il est inerte allongé à côté de lui sa bicyclette que s’est-il passé il ne se relève pas
La fille grise, à présent, note tout, jette un coup d’œil, écrit, jette un coup d’œil, écrit. Le bonhomme est tombé. Elle sait que c’est son père. Il venait pour elle et elle ne voulait pas. Il est 17h50. La sirène des pompiers a fait sortir le proviseur et des élèves. Elle voit que son père est mis sur une civière. La sonnerie du lycée retentit. Les élèves rangent leurs affaires, le prof ramasse les copies. Dehors la police parle avec le proviseur, emporte le vélo. Elle ne veut pas sortir. Le prof attend sa copie. La nuit est tombée. Elle est bien.
« J’ai pas fini monsieur ».

Sunday, November 21, 2004

la vie friable

Un appétit d’oiseau
« Je leur donne une noix par jour. Concassée. En trois fois. Si je leur donnais toute la noix dès le matin, elles auraient tout mangé avant midi. Elles vont vite porter la nourriture à leurs petits dans le nid. Elles font le va-et-vient. Ce sont des charbonnières. Les mésanges bleues sont dans l’autre nichoir. » Elle éclate de rire et montre les chicots qui lui restent à 76 ans.
A midi, elle sert son mari, touche à peine aux plats. « Une feuille de salade, une tranche de pain, une pomme, ça me suffit. »

Rien ne se perd
Dans ses confitures, elle glisse l’amande d’un noyau et des poudres (cannelle, clous de girofle ou gousse de vanille pilés, écorces d’orange grattées, séchées et broyées). En guise de couvercle, un carré de cellophane et un élastique. L’étiquette est la bordure blanche d’une rangée de timbres postaux.
Chaque jour, la camionnette Peugeot s’arrête tous les cent mètres et klaxonne longuement à chaque fois. C’est vers 12h 45. Pour l’entendre, il faut baisser la radio (« L’homme des vœux Bartissol » ou « La Chose »). Rater le laitier serait une catastrophe. La petite sœur n’aurait pas son fromage blanc, la famille son Sainte-Maure (embroché sur une paille), et elle, la crème du lait qu’elle utilise pour ses gâteaux.
Au grenier, elle stocke de vieux matelas. Elle accuse un de ses fils d’en avoir pris un. Des années plus tard, le matelas de laine disparu se retrouve. Mangé par les mites.
Elle ne mange que des fruits qui sont passés par une file d’attente, dont elle a retiré la partie pourrie.

Le plus que parfait
Sur cette photo, elle a l’air grave que je lui ai toujours connu. Douze ans et demi. L’année du Certificat d’études. Ce sarrau gris d’écolière, c’est peut-être la dernière fois qu’elle le porte puisque ses études se sont arrêtées avec ce certificat. Le père en déportation, il fallait élever les petits frères et sœurs. Lorsque j’étais en CM2, j’ai appris le plus-que-parfait du subjonctif grâce à elle et à son petit livre de grammaire de 1932 qu’elle avait pieusement conservé. Toujours prête à le ressortir pour que ses enfants sachent leurs conjugaisons.

Les lessiveuses
Chaque semaine, les lessiveuses sont alignées. Elles vont de l’eau la plus savonneuse à la plus claire. Sur la planche des draps en bouchon, des chemises mousseuses attendent d’être frottés au savon de Marseille, pressés, battus. Dans l’eau blanche du premier baquet, son œil infaillible traque la tache rebelle. D’essorage en essorage, le vêtement ou le sous-vêtement retrouve son innocence, gagne en pureté, reconquiert candeur et dignité.
Mais la guerre fait rage sur le jour de la cérémonie. La belle-mère a dit que le lundi porte malheur. On doit toujours faire sa lessive le mardi (quand on est une belle-fille bien élevée). Surtout avec un mari dont les combinaisons bleu pétrole sentent l’essence.
Comme son père, comme son beau-père, son mari est mécano. La famille est un Meccano.

Cendrillon
A dix-sept ans, elle était vendeuse de chaussures. Elle a lu tous les numéros de Point de Vue-Images du Monde, elle connaît les intrigues princières des Cours d’Europe, elle sait par cœur les généalogies royales. Sa belle-mère était la Reine-Mère. J’étais le Prince. Confié à une Marraine. Elle cherche et trouve l’altruisme, l’abnégation, le sacrifice. Pour avoir sa conscience en règle, il est toujours possible de se contenter d’un coin de cuisine, d’une soupe de miettes. Pour mon père, elle est le Ministre des Finances.

La chaîne et la trame
Le tissu doit durer. La vieille Singer (mais je lui en ai connu une plus vieille encore, à pédales, quand je me déplaçais à quatre pattes), la Singer qu’il faut aider à partir d’un coup de main sur la courroie, lui sert encore. Ce sont des coupons qui deviennent jupes ou rideaux, des pantalons élimés qui feront encore de l’usage, une robe à rallonger la petite a grandi, un manteau à raccourcir le petit pourra le porter. Il faut longtemps chercher un bouton semblable, le coudre, repriser, ravauder, rapiécer, empiécer, stopper, recoudre, tricoter inlassablement comme une lutte contre ce que le Temps défait, contre les fêlures qui s’agrandissent. Contre ce qui s’émiette, contre la vie friable, il faut faire durer, il faut endurer.
A ses Noces d’Or, elle portait sa robe de mariage. Comme un gant. Comme sur la photo. Rien n’était changé.

éclats et éclipses

Cuisinière

La cuisinière de mon enfance réunit assez bien les quatre éléments des Anciens.

C’est vers 1960 que la TSF annonça un soir qu’un coup de grisou avait englouti un grand nombre de mineurs à l’est, en Belgique, à Marcinelles. Mes parents, en signe de solidarité, envoyèrent par la poste un paquet de hardes aux familles de ces ouvriers qui travaillent sous la terre. Je m’explique bien cette sentimentalité si je songe que sans charbon, la petite maison familiale se fût retrouvée sans chauffage et sans cuisine : chaleur et alimentation nous venaient de la terre.

Le feu prenait parfois dans le conduit de la cheminée. Alors, ma mère éteignait les braises avec de l’eau, et on attendait que le grondement cesse dans le tuyau porté au rouge. Des flammes se mêlaient à la fumée qui s’envolait du toit vers l’azur hivernal et je n’ai jamais su si, dans ces moments-là, ma mère redoutait ou souhaitait l’arrivée du camion rouge des pompiers de la caserne sud, au-delà de la gare.

Si la nuit on entendait les manœuvres des locos dans la gare de triage, on savait que le vent était au sud. Mais si le thermomètre avait encore baissé pendant la nuit, on savait qu’il était au nord. L’air piquait, même avec une cagoule. On ne partait pas à l’école sans avoir préalablement amélioré l’adhérence des souliers qui allaient affronter le verglas des trottoirs avec de la ficelle passée plusieurs fois sous la semelle.

Le froid faisait craquer de lourds draps glacés suspendus dans la cour, et les colombes du cabanon picoraient au chaud sur la table entourée d’êtres humains. Elles buvaient dans les verres. Elles attendaient le dégel. La pluie pouvait revenir, la Loire restait prise et hérissée de glaçons enchevêtrés. L’insistance des rayons d’un soleil blafard finissait par avoir le dessus, et alors, le courant du fleuve encombré reprenait vers l’ouest, on allait jusqu’à la boulangerie dans de la soupe de glace fondante. La brûlure des doigts gourds et des pieds qui dégèlent : mon Islande perdue.

Grands-pères

Mon grand-père paternel n’a jamais dit de gros mot. D’origine danoise, protestant, il restait d’un calme olympien au plus fort des tempêtes déclenchées par ma grand-mère. Lors de mon baptême dans une église catholique, on en fit mon parrain. Presque muet, il comprenait et lisait pourtant sept ou huit langues. Au lieu d’apparaître exemplaire, son flegme le desservit : ma grand-mère y vit la preuve d’une faiblesse, peut-être d’une insensibilité.

Mais lorsque par de chaudes soirées de juillet, la nuit tombée, il m’avait fait découvrir dans la lune le bonhomme qui y porte un fagot, lorsqu’il m’avait fait sautiller sur ses genoux à vitesse variable, au pas, au pas, au pas, au trot, au trot, au trot, au galop, au galop, au galop, je me savais prémuni par sa force tranquille contre les caprices imprévisibles de ma grand-mère.

Je sais aujourd’hui qu’à New-York, vers 1910, avec son cheval Mike, à qui il pouvait demander tout ce qu’il voulait, il livrait du charbon l’hiver. L’été se passait pour lui à nettoyer les vitres des gratte-ciels. En 1917, il avait son CAP de mécano et savait assembler une Ford T.

Mon grand-père maternel quant à lui, a juré plus souvent que le plus mal élevé de tous les charretiers. D’une ladrerie légendaire, il allait jusqu’à récupérer l’étain et l’aluminium des capsules de bouteilles. Il écrasait les innombrables mouches qui se posaient sur la table d’un coup sec de son journal savamment plié et taché du sang de ces insectes. Le rituel funèbre consistait à traîner ensuite chaque dépouille jusqu’au bord de la table.

Avant d’être ainsi maltraité, le journal servait de réservoir à fiel. A sa lecture, mon grand-père maugréait de plus en plus, frappait du pied et du poing, crachait, jurait, aspirait nerveusement sur son mégot de Gitane maïs et se versait de nombreux verres de Père Julien.
Et lorsqu’il fut question, un matin, dans la Une, de l’attentat manqué du Petit Clamart, celui qui avait visé la DS du Général de Gaulle, il ne put se réprimer : « Ah ! sacrés ballots ! ».

Il faisait tirer une lourde remorque chargée de légumes et d’outils de jardinage par son petit chien. L’accélérateur était une perche de bois dont il frappait la bête à tout moment. Il m’emmenait parfois à Blois dans une vieille Mathis en si mauvais état que le trajet comportait une grande part d’aventure. Avec de la chance, on pouvait arriver au moment où l’usine Poulain déversait sur la ville l’odeur chaude et vanillée du chocolat. Je n’avais ni le chocolat Poulain, ni les images Poulain (un album complet permettait de recevoir un colis), j’avais l’arôme du chocolat liquide sur la ville.

Grand-mère

La grand-mère s’arrangeait toujours pour que ses chèvres paissent dans le pré du voisin quand elle les ramenait le soir. « Le lait est meilleur » disait-elle.

Marraine

C’est ma marraine qui m’a appris à éplucher les pêches. Allergique à la peau de pêche, ce savoir lui était, plus qu’à d’autres, nécessaire et elle me l’a imposé. Dans ma vie, j’ai épluché moins de pêches que j’ai de doigts sur une main, et toujours sous les ors de palaces internationaux. A chaque fois, je me suis appliqué, j’étais à la hauteur, j’étais à la hauteur de sa mémoire .

Ma marraine m’a souvent emmené voir passer les trains depuis une passerelle métallique proche de chez elle. De haut, ils devenaient, pour elle aussi, des jouets, circulant automatiquement sur des rails miniatures.

L’Alma

L’Alma n’est pas pour moi un pont muni d’un zouave, mais un damier où se joue un combat sans merci. De huit ans à onze ans, j’ai joué chaque jeudi contre Milo, le mari de ma marraine, de soixante-dix ans mon aîné.

De jeudi en jeudi, j’ai gagné de plus en plus souvent, j’ai terminé avec une armée de pions de plus en plus nombreuse, rogné les ailes de l’adversaire en quelques coups, laminé ses premières lignes, décimé ses troupes par de savantes échelles. D’année en année, je suis devenu l’invincible, l’imprenable, l’irrésistible roi de l’Alma.

Un jour, ma marraine me dit que ce serait mieux de ne pas insister pour réveiller Milo s’il ne voulait pas faire de partie. Mais je voulais absolument savoir pourquoi. « Il est fatigué. S’il perd, il se sent vieux ».

Quinze jours plus tard, apprenant sa mort, mon armée s’est pétrifiée.

Prénom

Je n’ai jamais beaucoup aimé mon prénom, mais j’ai toujours aimé la singularité qu’il y a à n’avoir, pour l’Etat-civil, qu’un seul prénom, ce qui compense sans doute sa banalité. Il est vrai qu’il est composé : Jean-Claude.

Il y a là-dedans de la sainteté et de la claudication, de l’international (John, Johann, Juan, Ian, Iannis) et du légendaire (Santa-Claus), du sanguinaire (décollation de Saint-Jean-Baptiste) et du léger (Claude François et ses Claudettes).

Heureusement, à cet attelage qui tient de la carpe et du lapin, on n’a pas accolé le patronyme Dupont et j’assure assez vite une distinction, facile certes, mais une particularité enviée tout de même, grâce aux consonances nordiques du nom du père : jØrgensen

Tout cela sonne creux mais fait si bonne impression sur une carte de visite, une plaque de laiton ou un annuaire.

Ponts et chaussées

Ce qu’on appelle aujourd’hui la DDE n’a jamais pu remplacer les Ponts et Chaussées.

Que pèse l’expression « Direction Départementale de l’Equipement » à côté des milliers de ponts et de chaussées qui relient les hommes, de leur entretien, de leur multiplication ?

C’est dans l’enfance que nous héritons de l’art des déplacements. Trains et voitures miniatures Dinky Toys (et pas Norev) s’y croisent sur la carte Michelin du linoleum de la chambre.

Mécano

L’un des camarades de travail de mon père démonta complètement une 4cv jusqu’aux plus petits écrous, mit dix ans pour la remonter, puis mourut avant de l’avoir conduite. Il s’appelait Robert Poulain.

Un jour, dans son cabanon imprégné d’une tenace odeur d’essence, mon père, en remontant un moteur, perdit une coupelle de culbuteur. Il passa des heures à la chercher. Il en sculpta une à la main, minuscule demi-cône tronqué et évidé, dans un petit cube d’acier massif. Il le tailla patiemment, à la scie et à la lime, sans craindre de recevoir un éclis de métal. Des heures après, il fit ronfler le moteur, son visage s’éclaira.

Le lendemain, le voisin, qui s’était trouvé là lors de la perte de la coupelle de culbuteur, rapporta celle-ci retrouvée dans un rabat de son pantalon.

Milo n’acceptait de prendre le volant que si la conduite était à droite, aussi devait-il commander chaque nouvelle voiture (une 4cv) longtemps à l’avance. Puis il allait la chercher avec mon père à Paris où ils menaient grande vie pendant deux jours. Mes grands-pères et mon père réparaient. Milo achetait du neuf, du tout fait.

Je me souviens qu’âgé d’une trentaine d’années, mon père avait du goût pour le travail soigné et savait être habile de ses mains : je l’ai vu calligraphier des pages avec une application qui suspendait le temps ; peindre une aquarelle, tirer un mince filet rouge sans bavure sur toute la longueur d’une Fiat 6 cv d’un noir d’ébène.

Pourtant, quelques années auparavant, il avait perdu un œil au travail : un éclis de métal en avait déchiré la rétine. Autour de lui, on l’a le plus souvent oublié, et lui-même, à force d’habitude, a cessé de rappeler son handicap.

Ces dix dernières années, je lui ai offert, au rythme d’une par an environ, une voiture miniature. Il a aujourd’hui la collection complète et la couve des yeux. Sa première, une 5cv Citroën trèfle jaune et noire qui alla jusqu’à Biarritz pour le voyage de noces en 46, la 6cv Fiat noire, la Simca 5 bleu libellule, la 203, toutes les 2cv, et jusqu’à la Ford actuelle qu’il ne peut plus conduire.

sale coup

PREMIER CRI

On voudrait ne pas être là et on y est. On n’avait pas demandé à y être mais on devait y être un jour.
Entre les deux abîmes de l’infini et du néant, entre deux big-bang. Dans une déchirure à se repasser, une onde qu’on lègue, une histoire de particules élémentaires, de cri primal et de silence éternel.
Ce sont d’abord de gros avions à hélice, lents, bruyants, en rase-mottes. Je ne les voyais pas encore. Quelques années plus tard, je les ai observés dans le ciel. Constellation superstar, Double queue, Lookheed et hélicoptère Sikorsky. Ce furent ensuite des camions que je vis ensuite gigantesques, crissants et sales, avec petite cabine très en arrière, Berliet, GMC, Saurer. Ce sont aussi de grosses voitures, Vedette, Standards, Arondes, Tractions, 202, et des cars Chausson. Ce sont enfin les tanks, ceux qui manœuvraient encore sur les pavés de la vieille ville de Tours. Des chars, dont les chenilles faisaient trembler les vitres. J’ai dû crier très fort pour couvrir ce tintamarre, j’ai percé les tympans de la sage-femme.
J’ai voulu alerter le monde de mon innocence.
Depuis plusieurs semaines déjà j’entendais rugir toute cette ferraille.
Lorsque aujourd’hui je lis la presse de l’époque, je suis frappé par une double recherche : celle de la vitesse, celle des secrets de la matière. De nombreux accidents d’avion remplissent les pages. Prenons au hasard, le 28 septembre 1949 : un avion mexicain heurte un volcan : 28 morts, deux bombardiers anglais se heurtent en vol : 12 morts, un B29 tombe à Oklahoma. Mais aussi : la liaison d’Air-France Paris-Nouméa réalisée.
Le lendemain, le 29, l’avion de Marcel Cerdan s’écrase aux Açores. Le 30, un avion américain se montre plus rapide que le son de plusieurs centaines de kilomètres à l’heure. Et c’est comme ça tous les jours. Et dans le même temps, les recherches sur l’énergie nucléaire se poursuivent. Quatre ans après Hiroshima.
En novembre, Le Monde fait sa Une sur ce titre : « Du métal changé en or grâce à l’énergie atomique ». Le jeudi 24, il lance la nouvelle : « Le premier milligramme de plutonium français isolé grâce au bombardement par neutrons ralentis de l’uranium 238 »
Ce sont des cris qui se répercutent, des cris qu’on n’oublie pas devant toutes ces fleurs de métal, ces voleurs de feu, ces chutes d’Icare.
Parfois, je parviens à les oublier tous ces cris.
Je me mets face au soleil, ce bombardier, et je pense aux amoureux fervents et aux savants austères, à la censure qui a frappé six poèmes des Fleurs du Mal jusqu’au 31 mai 1949. Embryon de trois mois, j’ai dû crier en entendant le Président de la Cour de Cassation casser le jugement inique rendu le 27 août 1857 contre celui qui a écrit : « J’ai pétri de la boue et j’en ai fait de l’or ».
J’ai crié quand on a dérobé la faux de la mort. Ouest-France du 13 octobre 1949 : "Prague. Un voleur a dérobé la faux de la mort qui orne une pendule ancienne du musée national de Prague. La direction de ce musée dans un communiqué prie instamment le voleur de vouloir bien rendre cet objet sans intérêt pour lui mais dont la mort ne peut se passer". Après les voleurs de feu, les voleurs de faux.
J’ai patienté encore un mois et demi. Puis le 29 novembre j’ai crié. J’ai crié parce qu’entre homme et femme ça criait déjà, parce que ça criait déjà partout.
A présent j’écris pour joindre mon cri aux autres, répétés par mille sentinelles.
J’écris pour qu’on entende tous les cris, pour dire la brûlure du feu, du métal, du soleil, la froissure du papier, les coups de griffes et les coups de faux.

pas de chance

Une mouche s’étant introduite dans le canon de son fusil, Fernand Grenadier jeta un coup d’œil à l’intérieur, tira, tua la mouche et mourut à son tour.