Sunday, November 21, 2004

éclats et éclipses

Cuisinière

La cuisinière de mon enfance réunit assez bien les quatre éléments des Anciens.

C’est vers 1960 que la TSF annonça un soir qu’un coup de grisou avait englouti un grand nombre de mineurs à l’est, en Belgique, à Marcinelles. Mes parents, en signe de solidarité, envoyèrent par la poste un paquet de hardes aux familles de ces ouvriers qui travaillent sous la terre. Je m’explique bien cette sentimentalité si je songe que sans charbon, la petite maison familiale se fût retrouvée sans chauffage et sans cuisine : chaleur et alimentation nous venaient de la terre.

Le feu prenait parfois dans le conduit de la cheminée. Alors, ma mère éteignait les braises avec de l’eau, et on attendait que le grondement cesse dans le tuyau porté au rouge. Des flammes se mêlaient à la fumée qui s’envolait du toit vers l’azur hivernal et je n’ai jamais su si, dans ces moments-là, ma mère redoutait ou souhaitait l’arrivée du camion rouge des pompiers de la caserne sud, au-delà de la gare.

Si la nuit on entendait les manœuvres des locos dans la gare de triage, on savait que le vent était au sud. Mais si le thermomètre avait encore baissé pendant la nuit, on savait qu’il était au nord. L’air piquait, même avec une cagoule. On ne partait pas à l’école sans avoir préalablement amélioré l’adhérence des souliers qui allaient affronter le verglas des trottoirs avec de la ficelle passée plusieurs fois sous la semelle.

Le froid faisait craquer de lourds draps glacés suspendus dans la cour, et les colombes du cabanon picoraient au chaud sur la table entourée d’êtres humains. Elles buvaient dans les verres. Elles attendaient le dégel. La pluie pouvait revenir, la Loire restait prise et hérissée de glaçons enchevêtrés. L’insistance des rayons d’un soleil blafard finissait par avoir le dessus, et alors, le courant du fleuve encombré reprenait vers l’ouest, on allait jusqu’à la boulangerie dans de la soupe de glace fondante. La brûlure des doigts gourds et des pieds qui dégèlent : mon Islande perdue.

Grands-pères

Mon grand-père paternel n’a jamais dit de gros mot. D’origine danoise, protestant, il restait d’un calme olympien au plus fort des tempêtes déclenchées par ma grand-mère. Lors de mon baptême dans une église catholique, on en fit mon parrain. Presque muet, il comprenait et lisait pourtant sept ou huit langues. Au lieu d’apparaître exemplaire, son flegme le desservit : ma grand-mère y vit la preuve d’une faiblesse, peut-être d’une insensibilité.

Mais lorsque par de chaudes soirées de juillet, la nuit tombée, il m’avait fait découvrir dans la lune le bonhomme qui y porte un fagot, lorsqu’il m’avait fait sautiller sur ses genoux à vitesse variable, au pas, au pas, au pas, au trot, au trot, au trot, au galop, au galop, au galop, je me savais prémuni par sa force tranquille contre les caprices imprévisibles de ma grand-mère.

Je sais aujourd’hui qu’à New-York, vers 1910, avec son cheval Mike, à qui il pouvait demander tout ce qu’il voulait, il livrait du charbon l’hiver. L’été se passait pour lui à nettoyer les vitres des gratte-ciels. En 1917, il avait son CAP de mécano et savait assembler une Ford T.

Mon grand-père maternel quant à lui, a juré plus souvent que le plus mal élevé de tous les charretiers. D’une ladrerie légendaire, il allait jusqu’à récupérer l’étain et l’aluminium des capsules de bouteilles. Il écrasait les innombrables mouches qui se posaient sur la table d’un coup sec de son journal savamment plié et taché du sang de ces insectes. Le rituel funèbre consistait à traîner ensuite chaque dépouille jusqu’au bord de la table.

Avant d’être ainsi maltraité, le journal servait de réservoir à fiel. A sa lecture, mon grand-père maugréait de plus en plus, frappait du pied et du poing, crachait, jurait, aspirait nerveusement sur son mégot de Gitane maïs et se versait de nombreux verres de Père Julien.
Et lorsqu’il fut question, un matin, dans la Une, de l’attentat manqué du Petit Clamart, celui qui avait visé la DS du Général de Gaulle, il ne put se réprimer : « Ah ! sacrés ballots ! ».

Il faisait tirer une lourde remorque chargée de légumes et d’outils de jardinage par son petit chien. L’accélérateur était une perche de bois dont il frappait la bête à tout moment. Il m’emmenait parfois à Blois dans une vieille Mathis en si mauvais état que le trajet comportait une grande part d’aventure. Avec de la chance, on pouvait arriver au moment où l’usine Poulain déversait sur la ville l’odeur chaude et vanillée du chocolat. Je n’avais ni le chocolat Poulain, ni les images Poulain (un album complet permettait de recevoir un colis), j’avais l’arôme du chocolat liquide sur la ville.

Grand-mère

La grand-mère s’arrangeait toujours pour que ses chèvres paissent dans le pré du voisin quand elle les ramenait le soir. « Le lait est meilleur » disait-elle.

Marraine

C’est ma marraine qui m’a appris à éplucher les pêches. Allergique à la peau de pêche, ce savoir lui était, plus qu’à d’autres, nécessaire et elle me l’a imposé. Dans ma vie, j’ai épluché moins de pêches que j’ai de doigts sur une main, et toujours sous les ors de palaces internationaux. A chaque fois, je me suis appliqué, j’étais à la hauteur, j’étais à la hauteur de sa mémoire .

Ma marraine m’a souvent emmené voir passer les trains depuis une passerelle métallique proche de chez elle. De haut, ils devenaient, pour elle aussi, des jouets, circulant automatiquement sur des rails miniatures.

L’Alma

L’Alma n’est pas pour moi un pont muni d’un zouave, mais un damier où se joue un combat sans merci. De huit ans à onze ans, j’ai joué chaque jeudi contre Milo, le mari de ma marraine, de soixante-dix ans mon aîné.

De jeudi en jeudi, j’ai gagné de plus en plus souvent, j’ai terminé avec une armée de pions de plus en plus nombreuse, rogné les ailes de l’adversaire en quelques coups, laminé ses premières lignes, décimé ses troupes par de savantes échelles. D’année en année, je suis devenu l’invincible, l’imprenable, l’irrésistible roi de l’Alma.

Un jour, ma marraine me dit que ce serait mieux de ne pas insister pour réveiller Milo s’il ne voulait pas faire de partie. Mais je voulais absolument savoir pourquoi. « Il est fatigué. S’il perd, il se sent vieux ».

Quinze jours plus tard, apprenant sa mort, mon armée s’est pétrifiée.

Prénom

Je n’ai jamais beaucoup aimé mon prénom, mais j’ai toujours aimé la singularité qu’il y a à n’avoir, pour l’Etat-civil, qu’un seul prénom, ce qui compense sans doute sa banalité. Il est vrai qu’il est composé : Jean-Claude.

Il y a là-dedans de la sainteté et de la claudication, de l’international (John, Johann, Juan, Ian, Iannis) et du légendaire (Santa-Claus), du sanguinaire (décollation de Saint-Jean-Baptiste) et du léger (Claude François et ses Claudettes).

Heureusement, à cet attelage qui tient de la carpe et du lapin, on n’a pas accolé le patronyme Dupont et j’assure assez vite une distinction, facile certes, mais une particularité enviée tout de même, grâce aux consonances nordiques du nom du père : jØrgensen

Tout cela sonne creux mais fait si bonne impression sur une carte de visite, une plaque de laiton ou un annuaire.

Ponts et chaussées

Ce qu’on appelle aujourd’hui la DDE n’a jamais pu remplacer les Ponts et Chaussées.

Que pèse l’expression « Direction Départementale de l’Equipement » à côté des milliers de ponts et de chaussées qui relient les hommes, de leur entretien, de leur multiplication ?

C’est dans l’enfance que nous héritons de l’art des déplacements. Trains et voitures miniatures Dinky Toys (et pas Norev) s’y croisent sur la carte Michelin du linoleum de la chambre.

Mécano

L’un des camarades de travail de mon père démonta complètement une 4cv jusqu’aux plus petits écrous, mit dix ans pour la remonter, puis mourut avant de l’avoir conduite. Il s’appelait Robert Poulain.

Un jour, dans son cabanon imprégné d’une tenace odeur d’essence, mon père, en remontant un moteur, perdit une coupelle de culbuteur. Il passa des heures à la chercher. Il en sculpta une à la main, minuscule demi-cône tronqué et évidé, dans un petit cube d’acier massif. Il le tailla patiemment, à la scie et à la lime, sans craindre de recevoir un éclis de métal. Des heures après, il fit ronfler le moteur, son visage s’éclaira.

Le lendemain, le voisin, qui s’était trouvé là lors de la perte de la coupelle de culbuteur, rapporta celle-ci retrouvée dans un rabat de son pantalon.

Milo n’acceptait de prendre le volant que si la conduite était à droite, aussi devait-il commander chaque nouvelle voiture (une 4cv) longtemps à l’avance. Puis il allait la chercher avec mon père à Paris où ils menaient grande vie pendant deux jours. Mes grands-pères et mon père réparaient. Milo achetait du neuf, du tout fait.

Je me souviens qu’âgé d’une trentaine d’années, mon père avait du goût pour le travail soigné et savait être habile de ses mains : je l’ai vu calligraphier des pages avec une application qui suspendait le temps ; peindre une aquarelle, tirer un mince filet rouge sans bavure sur toute la longueur d’une Fiat 6 cv d’un noir d’ébène.

Pourtant, quelques années auparavant, il avait perdu un œil au travail : un éclis de métal en avait déchiré la rétine. Autour de lui, on l’a le plus souvent oublié, et lui-même, à force d’habitude, a cessé de rappeler son handicap.

Ces dix dernières années, je lui ai offert, au rythme d’une par an environ, une voiture miniature. Il a aujourd’hui la collection complète et la couve des yeux. Sa première, une 5cv Citroën trèfle jaune et noire qui alla jusqu’à Biarritz pour le voyage de noces en 46, la 6cv Fiat noire, la Simca 5 bleu libellule, la 203, toutes les 2cv, et jusqu’à la Ford actuelle qu’il ne peut plus conduire.

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