Sunday, November 21, 2004

la vie friable

Un appétit d’oiseau
« Je leur donne une noix par jour. Concassée. En trois fois. Si je leur donnais toute la noix dès le matin, elles auraient tout mangé avant midi. Elles vont vite porter la nourriture à leurs petits dans le nid. Elles font le va-et-vient. Ce sont des charbonnières. Les mésanges bleues sont dans l’autre nichoir. » Elle éclate de rire et montre les chicots qui lui restent à 76 ans.
A midi, elle sert son mari, touche à peine aux plats. « Une feuille de salade, une tranche de pain, une pomme, ça me suffit. »

Rien ne se perd
Dans ses confitures, elle glisse l’amande d’un noyau et des poudres (cannelle, clous de girofle ou gousse de vanille pilés, écorces d’orange grattées, séchées et broyées). En guise de couvercle, un carré de cellophane et un élastique. L’étiquette est la bordure blanche d’une rangée de timbres postaux.
Chaque jour, la camionnette Peugeot s’arrête tous les cent mètres et klaxonne longuement à chaque fois. C’est vers 12h 45. Pour l’entendre, il faut baisser la radio (« L’homme des vœux Bartissol » ou « La Chose »). Rater le laitier serait une catastrophe. La petite sœur n’aurait pas son fromage blanc, la famille son Sainte-Maure (embroché sur une paille), et elle, la crème du lait qu’elle utilise pour ses gâteaux.
Au grenier, elle stocke de vieux matelas. Elle accuse un de ses fils d’en avoir pris un. Des années plus tard, le matelas de laine disparu se retrouve. Mangé par les mites.
Elle ne mange que des fruits qui sont passés par une file d’attente, dont elle a retiré la partie pourrie.

Le plus que parfait
Sur cette photo, elle a l’air grave que je lui ai toujours connu. Douze ans et demi. L’année du Certificat d’études. Ce sarrau gris d’écolière, c’est peut-être la dernière fois qu’elle le porte puisque ses études se sont arrêtées avec ce certificat. Le père en déportation, il fallait élever les petits frères et sœurs. Lorsque j’étais en CM2, j’ai appris le plus-que-parfait du subjonctif grâce à elle et à son petit livre de grammaire de 1932 qu’elle avait pieusement conservé. Toujours prête à le ressortir pour que ses enfants sachent leurs conjugaisons.

Les lessiveuses
Chaque semaine, les lessiveuses sont alignées. Elles vont de l’eau la plus savonneuse à la plus claire. Sur la planche des draps en bouchon, des chemises mousseuses attendent d’être frottés au savon de Marseille, pressés, battus. Dans l’eau blanche du premier baquet, son œil infaillible traque la tache rebelle. D’essorage en essorage, le vêtement ou le sous-vêtement retrouve son innocence, gagne en pureté, reconquiert candeur et dignité.
Mais la guerre fait rage sur le jour de la cérémonie. La belle-mère a dit que le lundi porte malheur. On doit toujours faire sa lessive le mardi (quand on est une belle-fille bien élevée). Surtout avec un mari dont les combinaisons bleu pétrole sentent l’essence.
Comme son père, comme son beau-père, son mari est mécano. La famille est un Meccano.

Cendrillon
A dix-sept ans, elle était vendeuse de chaussures. Elle a lu tous les numéros de Point de Vue-Images du Monde, elle connaît les intrigues princières des Cours d’Europe, elle sait par cœur les généalogies royales. Sa belle-mère était la Reine-Mère. J’étais le Prince. Confié à une Marraine. Elle cherche et trouve l’altruisme, l’abnégation, le sacrifice. Pour avoir sa conscience en règle, il est toujours possible de se contenter d’un coin de cuisine, d’une soupe de miettes. Pour mon père, elle est le Ministre des Finances.

La chaîne et la trame
Le tissu doit durer. La vieille Singer (mais je lui en ai connu une plus vieille encore, à pédales, quand je me déplaçais à quatre pattes), la Singer qu’il faut aider à partir d’un coup de main sur la courroie, lui sert encore. Ce sont des coupons qui deviennent jupes ou rideaux, des pantalons élimés qui feront encore de l’usage, une robe à rallonger la petite a grandi, un manteau à raccourcir le petit pourra le porter. Il faut longtemps chercher un bouton semblable, le coudre, repriser, ravauder, rapiécer, empiécer, stopper, recoudre, tricoter inlassablement comme une lutte contre ce que le Temps défait, contre les fêlures qui s’agrandissent. Contre ce qui s’émiette, contre la vie friable, il faut faire durer, il faut endurer.
A ses Noces d’Or, elle portait sa robe de mariage. Comme un gant. Comme sur la photo. Rien n’était changé.

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