(s') instruire aujourd'hui
(s')instruire aujourd'hui
lundi 13 septembre 2010
En ces temps où tout le monde, tous âges et catégories sociales confondus, parents et élèves, se mêle de parler d'éducation, j'ai préféré jusqu'à présent rester silencieux devant ce qui est le plus souvent, polémique stérile.
Mais le système qui se détériore à grande vitesse, mon devoir de réserve qui a disparu depuis une douzaine de jours, la publication ces dernières semaines de nouveaux livres et de nouveaux articles qui peuvent difficilement laisser indifférent, trop d'éléments plaident pour que je glisse, ne serait-ce qu'un avis personnel qui m'évitera d'entendre quand il sera trop tard, un reproche du type "et tu ne disais rien ?"
1/ Incarner une institution ou animer une émission de télé ?
Il faut commencer par le début : Homère, Hésiode, Solon, Platon. Autrement dit, l'instruction fonde un pays démocratique, sa culture, l'identité de chacun. Je pourrais donner de nombreux exemples qui prouvent que depuis une vingtaine d'années, l'école publique, en France, n'est plus une institution, ni même un service public. Elle est, pour certains parents, de plus en plus nombreux, un guichet, une caisse où l'on demande des comptes. Pour eux, les professeurs font partie du petit personnel au même titre que le jardinier ou la femme de ménage. Vous croyez que j'exagère ? Pour la dernière année de ma carrière, en novembre 2009, en réunion parents/professeurs, la maman d'une élève de 1ère m'a reproché d'avoir puni un élève de la classe de sa fille ! Certes, l'élève puni n'a pas davantage travaillé ensuite, mais du moins il a cessé de gêner la classe. Comment expliquer qu'un parent s'autorise aujourd'hui à juger la pratique de classe des professeurs de ses enfants ? Il n'y a pas 36 explications : au plus haut niveau, ceux qui transmettent les connaissances apparaissent comme inutiles et même gênants. Il faut les discréditer. Les petites phrases qui stigmatisent le métier d'enseignant depuis l'arrivée de Claude Allègre (1997), bien connu pour ses insultes envers les professeurs, n'ont cessé de produire leurs effets. Pourquoi ? Je me demande si la République a besoin aujourd'hui de citoyens instruits, tolérants, cultivés, sachant exercer leur esprit critique. Sans doute, les rouages économiques mondiaux qui commencent à se mettre en place n'ont-ils besoin que de simples exécutants.
J'ai commencé à une époque où les profs étaient respectés et considérés. Je pars au moment où ils sont perçus comme des privilégiés et des parasites.
2/ Les élèves ne sont pas dupes
Il ne faut pas faire ou dire à la place des élèves. C'est en faisant soi-même qu'on apprend.
a/ le pédagogisme supprime ce qu'il considère comme trop difficile pour les élèves : erreur. J'ai retrouvé mes cahiers de CM2, il n'y avait de difficulté pour personne en 1960 devant ces problèmes, questions et dictée, qu'on vînt d'une famille "aisée" ou "défavorisée".
b/ la pédagogie de l'imitation, les pédagogies directives veulent le primat du maître-modèle et une seule voie pour s'approprier ce qui est nouveau : erreur aussi. Car la mémoire ne fait pas tout. Pour faire entrer du nouveau, il faut réaménager tout. Personne n'en est au même point. Chacun doit être associé, doit rester actif, être écouté, pris au sérieux au stade où il en est si on veut que se construise du solide. Et ça n'a rien à voir avec le constructivisme.
A partir de là, découle ce que j'ai vérifié toute ma carrière : un élève sent très vite si son prof est en mesure de l'aider, est compétent pour cela, produit tout le travail pédagogique préalable sans faire à sa place, est prêt à l'attendre. Que les élèves sachent faire la différence tout seuls (du primaire à la terminale) entre un prof à la hauteur et quelqu'un qui n'est pas à sa place, n'empêche pas la mauvaise volonté collective, j'en reparlerai plus loin. Mais que la curiosité d'apprendre rencontre celle de faire partager aux autres ce qu'on a déjà compris soi-même, c'est l'essence même de la relation prof-élève. Sans le plaisir partagé de cette rencontre, aurais-je pu tenir 43 ans ? Depuis 1967, je me suis heurté parfois à des adultes : parents, chefs d'établissement, inspecteurs, collègues. Mais les élèves, eux, ne m'ont jamais trahi.
Pour ma dernière année dans l'Education Nationale, me sont échues trois classes faibles. Uniquement des élèves n'ayant jamais été mis au travail (merci les collègues!). C'était inédit pour moi. La classe de seconde était sympathique mais incapable de faire jamais le travail demandé à la maison. Et en était désolée. Cahin-caha, les élèves ont découvert tout de même pas mal de choses au fil de l'année grâce à du concret : atelier photo, lecture de Balzac, Ajar, Flaubert, Molière, rencontre avec un écrivain, travail individualisé. La classe de STG a retroussé ses manches au retour des vacances de janvier : prise de conscience qui honore ces élèves persuadés d'être méprisés et qui ont finalement tous gagné des points au bac de français. En 1ES, une classe habituée à tricher, pas de miracle. Avec l'approche du bac, chacun s'y est mis quand même un peu (en essayant de ne pas le montrer aux autres) : oraux blancs, devoirs. A la mi-juin, il restait un réfractaire. De toute l'année : ni participation, ni matériel, ni devoir. Mais la veille du dernier jour d'oral du bac de français (30 juin 2010), j'ai reçu un mail "monsieur, aidez-moi, je n'ai pas de corrigé pour Jacques le fataliste". J'ai envoyé le document manquant. Je n'y croyais plus. C'était le dernier jour de cours de ma carrière. L'inertie, la mauvaise volonté sont feintes. Les élèves ont besoin qu'on leur fasse confiance. Parce qu'ils sentent que l'école est pour eux la seule solution pour s'émanciper, pour devenir indépendant, libre, responsable, en donnant un sens au monde sans dépendre d'autrui, de s'arracher à l'amour étouffant des parents. Mais parfois, c'est vrai, il faut attendre des mois. Peut-être devrais-je ajouter que de janvier à juin, j'ai maigri de 10 kgs, je n'ai absolument rien fait d'autre que travailler pour tirer les élèves vers le haut. Rien d'autre ne comptait plus.
3/ L'insupportable offre qui ne rapporte rien
J'ai eu la chance de faire une carrière complète et gratifiante. Pour ceux qui ont, comme moi, fait leur carrière entre 1970 et 2010, le fait de s'investir et d'aimer la matière enseignée a été une garantie presque suffisante pour pouvoir se dire "mission accomplie" à l'arrivée. Il n'en va plus de même aujourd'hui. Beaucoup de difficultés se sont accumulées ces dernières années pour ceux qui veulent se lancer dans le métier et les profs de mon âge en sont inquiets (ou devraient l'être).
Il y a un paradoxe qui devrait laisser chacun stupéfait ou perplexe : jamais aucune époque n'a chanté avec autant de ferveur les vertus de la formation, des diplomes, des études longues et de la recherche. Comment se fait-il dès lors, que les suppressions de postes se multiplient de façon massive depuis plusieurs années ? que le nombre de postes aux concours ne cesse de baisser ? que le nombre d'élèves par classe ne cesse de s'élever ? Au point qu'en 2010, l'inspection générale elle-même, le principal syndicat des inspecteurs et le principal syndicat des chefs d'établissement ont tiré la sonnette d'alarme (sans résultat).
"Les élèves ont trop d'heures de cours" me dit-on. Certains sans doute. Mais pourquoi retirer autant d'heures à tous, même à ceux qui les voulaient ? Qu'est-ce qui empêche de rendre facultatifs le grec ou l'histoire en TS ? qu'est-ce qui oblige à les supprimer pour tous ? Aucune réponse ne viendra jamais et pour cause : le niveau des élèves n'entre pas en ligne de compte dans les calculs des gestionnaires du ministère. Jean-Pierre Vernant n'est pas parvenu à convaincre C Allegre de ne pas faire disparaître le latin et le grec. Jacqueline de Romilly n'a rien obtenu non plus. L'ensemble des membres du jury de capes externe Lettres Classiques viennent de démissionner. Curieusement, les décisions les plus lourdes de conséquences (volumes horaires, programmes, exigences aux examens, nature des épreuves des concours, formation des profs) ne sont prises que par des personnels qui n'ont jamais eu d'élèves ou n'en ont plus : chefs d'établissement, inspecteurs d'académie, IPR, IG, recteurs, experts auto-proclamés, chargés de mission, conseillers du ministre. Les épreuves mêmes des concours sont toujours plus dénaturées dans le même sens : toujours moins de connaissances disciplinaires, toujours plus de gages de servilité et d'usage du jargon pédagogiste. Condorcet et Alain, où êtes-vous ? Ceux qui comme moi n'ont jamais "bénéficié" de la moindre décharge de service de toute leur carrière n'ont jamais eu leur mot à dire (la consultation de 1995 a fini dans un tiroir).
Dès qu'il s'agit de choisir entre l'exigence, l'effort et les travaux demandés par les professeurs d'une part, l'animation culturelle propre à flatter l'ego de Monchéri et à calmer les parents prompts à se plaindre d'autre part, l'administration hésite de moins en moins : les missions de l'école publique sont de plus en plus perdues de vue.
4/ La mauvaise volonté
Plus aucun ministre, plus aucun homme politique d'envergure, depuis bien longtemps, ne met plus ses enfants dans le public. L'incertitude qui pèse sur le remplacement des professeurs malades, la forte augmentation du pourcentage de profs non formés, les sureffectifs, la démission de certaines équipes de direction les dissuadent. Les facilités accordées au privé depuis le passage de X Darcos au ministère aident à interpréter ce qui se passe : avec des établissements payants, les choses iraient mieux. C'est absurde. Les officines privées, cours de rattrapage et sites internet d'aide aux devoirs payants, en prolifèrant (défiscalisation!), font ressortir l'échec de l'école publique : apprendre n'implique pas concurrence, utilitarisme et soumission aux intérêts particuliers, apprendre implique respect du droit du citoyen, de la volonté générale. Seule l'école de la république peut garantir cet horizon universel : l'instruction pour tous.
J'ai dit que je parlerai de la mauvaise volonté, j'y arrive. Entre 1967 et 2010, j'ai vu arriver et disparaître des modes dont les effets néfastes se font encore sentir. Celle qui me laisse le goût le plus amer, c'est celle des discours graves et démagogiques de Philippe Meirieu. La doxa pédagogiste n'a cessé, dans les années 80 et 90, avec l'appui du ministère, d'IPR zélés, des IUFM et du SGEN, de présenter ce professeur en sciences de l'éducation comme un penseur grâce à qui tout irait bientôt beaucoup mieux. J'ai eu beau le lire (et dieu sait s'il a écrit), je n'ai jamais rien appris. Ca fait beaucoup de temps de perdu. Certes j'ai fait l'école normale d'instituteurs, le centre PEGC, une licence de psycho, le CPR ; Fernand Oury, Decroly, Maria Montessori, Célestin Freinet je connais un peu et mes CM-FE en 1968-69 utilisaient une imprimerie. Mais pourquoi avoir présenté son travail comme la panacée et avoir affirmé qu'il avait enseigné longtemps le français alors qu'il n'a enseigné que quelques trimestres en secondaire ? Aucune réponse. En fait, il s'agissait de dire aux profs : vous n'avez jamais su enseigner, ce que vous faites est nul. Surtout, pourquoi être resté directeur de cabinet de Claude Allegre pendant plus de deux ans ?
Conséquence de cette remise en cause de la liberté pédagogique : la centralité de Monchéri reste un dogme. Il est toujours interdit actuellement en France d'empêcher l'introduction de téléphones portables en classe. Les vies scolaires, harcelées par les coups de téléphones de parents, ne savent plus démêler le faux du vrai lorsque Monchéri se présente comme persécuté par son professeur (s'il n'a pas fait son travail, le pauvre, c'est seulement parce qu'il n'a pas eu le temps, et il est encore si jeune). Les projets d'établissement, les conseils pédagogiques, les services surchargés, les services sur plusieurs établissements, autant de modalités qui pulvérisent et émiettent le travail, gênent les concertations entre profs d'une même classe. Mais ce qui pour moi devient de plus en plus redoutable, c'est la pression des médias. Les journalistes ont appris à faire de l'audience avec l'école grâce aux show-télévisés, à internet, aux campagnes de communication du personnel politique. Bien sûr ne jamais donner la parole à des profs en exercice, privilégier la violence à l'école et c'est parti pour que l'opinion publique et les citoyens lambdas s'arrogent le droit de parler de ce qu'ils ne connaissent pas. Un seul exemple me suffira. Il y a 4 jours, Le Monde publie l'article d'une collègue, Muriel Ballesteros, qui s'interroge sur la fureur de tout quantifier aujourd'hui à l'école, en particulier avec des grilles, alors même qu'évaluer le travail d'un prof ou d'un élève est simplement impossible (ce qui ne veut pas dire qu'il ne faut pas essayer de le faire, mais qu'il ne s'agira jamais que de photos ponctuelles sans signification hors de leur contexte, sans valeur absolue). Je copie-colle le premier commentaire posté car il est typique, c'est par centaines d'exemplaires qu'on retrouve ce propos avec des variantes dès qu'un prof s'exprime de façon limpide et intelligente sur son métier :
"L'exception française dans l'enseignement c'est cette haute opinion que les enseignants ont d'eux-mêmes et qui transpire dans cet article. Les entreprises privées de formation l'ont compris depuis des années avec succès. Et marre, 10 fois marre de ces intégristes de l'enseignement." Rien à voir avec l'article, mais l'essentiel pour l'auteur du commentaire, c'est dénigrer l'enseignant (en aucun cas l'auteur ne voudrait faire ce métier), donner le privé en référence et étaler son obscurantisme, sa peur devant les connaissances et ceux qui les maîtrisent et qui sont prêts à les faire partager. Dialogue de sourds.
Avec une image aussi discréditée du métier de prof, des métadiscours aussi prégnants, des apparences et des représentations qui surpassent à ce point tout ce que le réel peut donner à voir et à entendre dans l'enceinte scolaire chaque jour, comment peut-on croire que Monchéri va seul se rappeler qu'il travaille pour lui, pour son avenir ? Il va au contraire vérifier si c'est vrai qu'il est au centre du système, s'il n'y a vraiment plus un seul adulte pour croire à ses bobards. Il y a de moins en moins d'adultes assez courageux pour lui dire la vérité, l'aimant assez pour le détromper à propos de tant de promesses démagogiques. A la réunion parents / profs de seconde, il y a un an, une maman m'a dit d'un air catastrophé : "oh oh si vous saviez, il n'a vraiment pas eu de chance, il a toujours eu des mauvais professeurs, toujours". A côté, son fils, un sourire jusqu'aux oreilles. J'ai répondu qu'il était quand même en seconde et qu'hormis le travail à la maison jamais fait, je n'avais pas remarqué de retard particulier. Si j'avais eu plus d'à propos, j'aurais dit : "alors, il faut qu'il mette les bouchées doubles pour rattraper autant de retard !".
Il faudrait ajouter les bouquins catastrophistes sur l'école, ils sont pléthore. Le dernier en date : "On achève bien nos écoliers" de Peter Gumbel. L'école est une machine à broyer les élèves. Avec ça, on est bien avancés.
5/ L'empire du présent et la fin de l'histoire
Tout est fait aujourd'hui pour que Lenfan vive dans l'immédiateté, le zapping permanent, un éternel présent. C'est une forme de mépris des adultes pour les jeunes. Ils ont au contraire besoin de faire l'expérience du temps qui passe, celui de la journée, celui de l'année, celui des générations, celui qui fait vieillir chacun à chaque instant, celui qui viendra pour consoler peu à peu d'un deuil, celui qui passe par-dessus les générations et, qui, reconstruit, s'appelle : l'histoire des hommes.
Au lieu de cela : play-station, zapping télé, pub, clips, vitesse, le passé remplacé par d'innombrables commémorations et du compassionnel, l'idée stupide que les hommes de notre époque seraient meilleurs que leurs aînés. Comment aider des collégiens et des lycéens à penser quand on leur a fait croire qu'ils savent tout et qu'ils sont éternels, quand on les a privés d'occasions de mettre en perspective ce qu'ils vivent, de se sentir légataires d'une culture, des passeurs. Les historiens nous aident à prendre des distances par rapport aux préjugés et aux certitudes du temps présent. Pourquoi priver les TS de leurs travaux ? C'est quelque chose d'affreux qui est réservé aux lycéens d'aujourd'hui : leur cacher que la vie est courte, que l'homme est inscrit dans le temps, que le monde est en perpétuel changement et que demain peut être ce qu'ils en feront.
J'en reste là pour ce soir (article commencé ce matin). Il faudra, un jour, que je parle de trois autres choses qui ont travaillé ma vie entière : la langue comme chance de parler, la littérature et le métissage. Patience !
Je ne me fais pas d'illusion. Ces quelques lignes me vaudront des remarques désagréables. Comme mes collègues, j'ai eu le droit d'entendre "sale prof" sur mon passage. Doit-on s'étonner de lire dans le journal d'aujourd'hui : "Le métier d'enseignant semble moins attractif" ? Chute de 25 à 50 % des inscriptions aux concours selon les académies (chiffres ministériels). Démission vendredi dernier de deux directeurs d'IUFM (Lorraine et Auvergne) pour protester contre la nouvelle "formation" des enseignants.