Saturday, December 25, 2004

l’homme de l’album

Aujourd’hui, Jeanne a décidé de pousser jusqu’à Paimbeuf. Peu de vent, des senteurs printanières, des insectes qui bruissent, tout invite à la balade. Jeanne aime les escapades dans ce Sud-Loire dont chaque dimanche, elle fait revivre un peu plus le passé en imagination. Sur le porte-bagage, seulement un K-way et un pull.
Aujourd’hui, destination Paimbeuf. C’est là que vers 1840, le petit Jules Verne, âgé de onze ans, fut rattrapé par son père, alors qu’ayant acheté l’engagement d’un mousse, il s’était secrètement embarqué sur un voilier en partance pour les Indes.
Tulipes, camélias et lilas font des taches réjouissantes dans les jardins. Avant Frossay, il s’agit de ne pas se perdre entre les canaux et les étiers. Lever trop longtemps le nez pour apercevoir les hérons, les cormorans mais aussi les ULM, ce serait prendre le risque d’aller s’étaler dans la boue d’une douve où coassent d’innombrables crapauds.
Et voilà le port de Paimbeuf. Un voilier est là. Jeanne s’arrête et rêve longuement. Bien sûr il n’a que deux couchettes, mais il donne envie de partir, peut-être de ne jamais revenir. Jeanne remonte sur sa bicyclette : à quoi bon se faire du mal ?
Mais non, elle ne repart pas immédiatement, un objet jonche le sol, juste devant : un album photo. La jeune fille le ramasse. A qui peut-il être ? Jeanne tourne les pages. Le visage d’un homme revient sur plusieurs photos. Personne sur le quai. Que faire ? Des oiseaux pris au téléobjectif, un chien, un chat, deux enfants qui jouent, et ce même homme de profil cette fois au bord d’une falaise. Que ferait Hercule Poirot avec si peu d’indices ?
Brusquement, un homme sort de la cabine et commence à larguer les amarres. C’est lui ! C’est l’homme de la photo ! Jeanne parviendra-t-elle à attirer son attention ? C’est peu probable avec le bruit du moteur qu’il a mis en route. Trop tard, le voilier commence à s’éloigner. Retarde-t-on le départ d’un inconnu dans ces conditions ?
Jeanne est retournée, contrariée. Elle marche à côté de sa bicyclette et les rares personnes qu’elles croisent ne peuvent lui dire où se rend la grande aile du bateau qui là-bas s’éloigne. Elle n’a pas le choix. L’album est glissé dans la sacoche. Qui sait ? Le monde est petit. Pourquoi ne recroiserait-elle pas un jour ce voyageur ? Ne viennent-ils pas de prendre l’un et l’autre la direction de Nantes, lui par voie fluviale, elle en longeant le canal de la Martinière ? Et les hérons qui tournoient au-dessus de la réserve du Massereau, ne les aperçoivent-ils pas l’un et l’autre d’un seul regard, qui fuient les rougeurs du couchant ?
Le dimanche suivant, Jeanne retourne vers « la machinerie », un bâtiment abritant la machine à vapeur qui manœuvrait les portes d’une écluse, un lieu magique qui vit défiler chaque jour vapeurs, chalands, gabares, toues, trois-mâts et cap-horniers pendant une vingtaine d’années juste avant la Grande Guerre. Les arbres fruitiers jettent de la neige blanche ou rose sur la route. Les oiseaux là-bas l’appellent. Au Massereau, colverts, pilets, sarcelles d’été, échasses, élégantes avocettes, barges à queue noire, chevaliers gambettes aux pattes rouges piaillent jusqu’à ce que Jeanne les salue. Dans l’intérieur des terres, les lieux-dits parlent à voix haute : « les carrières », « la masure », « Beaumont », « la taillée », « la Noé », « les essarts », « les prés brûlés », « la rochette », « l’oisilière », « la cailletais », « le pigeonnier », « le moulin du bourg », « le moulin de l’île ». L’air devient plus frais, Jeanne rebrousse chemin.
A Buzay : stupéfaction !! C’est lui ! Si ! C’est lui ! Ça alors ! Et son bateau est là aussi, au bord de l’Acheneau, cette rivière qui, avec le Tenu, fait communiquer le lac de Grand-Lieu avec la Loire. Jeanne voit l’homme de l’album derrière la grille d’une maison : la sienne, sans aucun doute. Que faire ? « Monsieur ! Figurez-vous que j’ai ramassé un album-photo tombé par terre, je l’ai ouvert, j’ai observé les traits d’un homme qui revient sur plusieurs clichés, et hihi, figurez-vous que je passais par ici tout à fait par hasard, et hihi, je vous ai reconnu ! est-ce drôle n’est-ce pas ? » Voilà qui est impossible à dire. Même pour la bonne cause, la petite voix moralisante de la conscience s’y refuse. Que penserait cet homme ? Non, Jeanne ne peut pas. Pourtant, à côté de lui, ces enfants qui gazouillent, ce sont les mêmes que sur les photos, aucun doute. Et là-bas : le même chien et le même chat.
Jeanne reprend la route sans tarder. Pourquoi a-t-elle laissé l’album de la croisière chez elle ? Quelle idiote !
Ainsi, il habite Buzay. Une autre liste de toponymes arrive à l’esprit : « Le Pellerin », « la moinerie », « les chapelles ». Buzay, c’est d’abord cette haute tour creuse, vestige d’une importante abbaye cistercienne, repère pour les navigateurs venus de l’océan.
Jeanne est rentrée chez sa marraine et ressasse. Il habite sur sa route préférée. Elle le verra souvent. Elle saura tout de lui.
Le dimanche suivant, à l’aller, le bateau n’est pas là. Au retour, elle le voit (Ah, comme il ressemble à sa photo !) transportant des sacs de sel : il est allé à Guérande !
Une semaine plus tard, Jeanne voit enfin le visage de madame. Il a suffi à Jeannette de décider innocemment de casse-croûter sur le muret près de la maison. Il n’est plus du tout question de restituer l’objet du délit. D’ailleurs il n’y a pas eu vol. On ne peut non plus parler de recel. Comment diable Jeanne pourrait-elle savoir qui est le propriétaire ? Rendre, ce serait avouer qu’on a scruté les traits du visage, attendu, guetté, épié, filé. Peut-être est-elle amoureuse de l’homme ? Elle ne sait pas. Peut-on être amoureux de quelqu’un avec qui on n’a jamais parlé ?
Plusieurs dimanches s’épuisent à compléter l’enquête sur l’homme de l’album (aucun nom sur la boite aux lettres). Les jours s’allongent et Jeanne rentre de plus en plus tard. Le jour de la Saint-Jean, alors qu’elle s’apprêtait à enfourcher sa bicyclette pour rentrer à Nantes, l’homme de l’album sort de chez lui et marche rapidement vers la tour de Buzay. Jeanne aime les buses, les busards des roseaux , et par-dessus tout, la tour de Buzay, noir essaim ! Ah ! que ne pouvez-vous contempler aussi souvent qu’elle l’oiseau de proie ! Oui, le corbeau, le faucon pélerin, le milan noir, tous ces rapaces qui croassent et qui dépècent la chair morte ! tous ces chronomètres, tous ces calendriers ! Ces oiseaux funèbres, ces charognards qui tournent inlassablement autour de la tour de Buzay nous rafraîchissent la mémoire, nous aident à recompter tous ces aïeuls et ancêtres qui jadis moururent pour nous sur le champ, nous rappellent au temps qui passe, avec son bruit de ferraille.
La nuit tombe doucement sur le canal de La Martinière et ses gargouillements. C’est l’heure des crapauds et des hiboux. L’homme de l’album entre dans la tour . Jeanne le suit. Elle sait tout de lui à présent. Il a emporté un Fuji muni d’un zoom 38-120. Il s’appelle Robert (elle a entendu sa femme l’appeler). Il est passionné d’ornithologie. Où va-t-il ?
Dans la tour, il fait très sombre. Les bruits de pas, les déclics de l’appareil et les éclairs du flash sont faciles à interpréter : Robert prend des clichés de rapaces nocturnes (chouettes effrayes, chevêches, hibous moyen-ducs ?).
Tout d’un coup, un terrible craquement. Affreux. Tour à tour : un coup sourd, un deuxième, un cri, un hurlement. Le Fuji vient de tomber à côté de Jeanne, puis ce sont des morceaux poutres vermoulues, un coup de cloche dont le son clair résonne longuement, enfin le corps de Robert qui s’affale lourdement à quelques mètres. Jeanne recule de quelques pas. Doit-elle secourir un homme qui vient de chuter de plus de dix mètres, un homme dont elle possède un nombre appréciable de photographies ? Que faisaient-ils, tous les deux, à cette heure de la nuit en ces lieux ?
Là-haut hulule lugubrement une hulotte.

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