Saturday, January 22, 2005

lapin

Tiens !
Voilà !
Exactement ça la définition de la vie.
Une pente douce. Tout est facile, tu te dis que ça roule pendant tellement d’années que les crédits t’auras pas de mal à les payer et que la côte là-bas au loin, tu la graviras sans peine avec l’élan de la descente, l’expérience, les économies et un peu de chance. D’ailleurs, en haut, y a la maison. Ta maison, celle que tu t’es payée peu à peu, avec des mômes et une femme qui t’attendent, avec de la chaleur et tout.
Eh bien, c’est ce que tu crois au début, mais patatras. Le long fleuve tranquille, en fait, c’est la faillite de ton entreprise, le divorce, et, cerise sur le gâteau, ce projet idiot d’Europe à vélo !
En fait, la petite côte finale est plus dure que la Via Dolorosa. Après des mois de calvaire, que Jésus n’en a pas connu autant, de rampes montées parfois le vélo à la main, de vent dans le nez, dépouillé de tout, ignoré de tous, t’arrives !
Vide ! La maison est vide !
Ils sont tous partis ou morts !
T’as pu qu’à tout recommencer à zéro. C’est ça la vie !
Putain, fais gaffe au lapin, quand tu t’emportes tu fais des écarts, ça va faire comme en Italie l’an dernier connard. Tu veux à nouveau te retrouver à l’hosto et te faire piquer le spade ?
D’ailleurs c’est même pas vrai. Y a eu Selma et Archimède.
Rien qu’avec ces deux histoires-là tu fais salle comble mon pote.
Putain encore un lapin. J’ai encore failli me casser la gueule. Si j’en chope un, je le rôtis sur un feu de bois illico. J’en ai marre du maquereau aux oignons. Bon, où j’en étais? Ah oui, la petite Selma. Trois semaines à faire l’amour tout le temps. Oui mais tu peux pas raconter ça aux gens. D’autant plus que ça t’obligerait à avouer qu’elle t’a ensuite conduit d’Uppsala à Kirouna en Saab, plus de mille kilomètres, pour rattraper le temps perdu. Et les lignes droites sur la terre, dans les interminables forêts de bouleaux, tu vas pas me dire que tu les aurais faites jusqu’au bout ? Donc, pas raconter ça. Pas raconter non plus le gadin avec les bois de rennes fixés sur le guidon pour frimer. T’as bien vu ce matin, dans la glace, en te rasant, on voit encore les cicatrices. Les andouillers dans la figure, ça fait pas du bien. Doivent s’amocher les rennes avec ça quand ils s’affrontent pour une femelle.
Et puis alors annoncer au micro « les voleurs suédois, ils te volent tout : le spade italien, l’appareil photo, le camescope, les pellicules, le journal de bord », non seulement ça va faire rire, ça fait pas pro, mais en plus y en a qui vont même douter que je les ai vraiment faits les kilomètres.
Selma m’avait dit : « Ne crains rien, personne ne te volera ton vélo ici, mon lapin ». Quelle naïveté ! J’ai promis de lui rembourser celui-là à mon arrivée à Saint-Malo. Mais comment ? Sans photos, sans films, sans journal de route, ni pour l’Europe du sud, ni pour l’Europe du Nord, comment je vais faire ?
Même avec mes souvenirs, je suis incapable d’écrire le moindre bouquin. Selma, oui, forcément, une traductrice travaillant au Consulat de France ! Mais moi ! Quand je pense que les premiers temps, elle avait enregistré nos conversations pour pouvoir faire un article dans la revue du Consulat. Qu’est-ce qu’ils sont devenus ces enregistrements ?
Merde, y avait des gravillons ! Je sens que je vais continuer à pinces, pas envie de me rétamer avec ce troisième spade.
Ah ! Je vois d’ici Michel Le Bris présentant mon périple au Festival Etonnants Voyageurs de Saint-Malo : « La route des Quinze à pied, à vélo et en bateau : Souvenirs de Gaston Gaffiot ». Pas une photo pour les onze premiers mois, mais les photos floues de mes appareils jetables pour les quatre derniers mois. Les journalistes seraient pliés de rire.
Alors là, je t’arrête. Avec Archimède, t’as de la matière. Oh ! Mais ! Oh ! Est-ce que par hasard, tu n’aurais pas gardé tes notes de Hania dans la petite poche latérale du sac à dos. Tu les as jamais retrouvées, mais si ça se trouve elles ont toujours été là ! Stop ! Tout le monde descend. En plus, à mi-côte, ça me fera une pause. S’il y a quelqu’un dans la maison, derrière les arbres, il ne peut pas me voir. Et de toute façon, y a personne.
Eh ben les voilà les notes de Hania, super ! Lisons tout ça, dix mois après je vais me faire plaisir, je n’avais donc pas tout perdu.
« 15h30 l’heure du bain à Aghia Marina. karpoussi, galla, pagota, psomi, nero. 19h Soirée calme et doucement dorée pour endormir le port vénitien. Là-bas, son vieux phare veille vénérablement, visible depuis les vaisseaux dans les vagues.
Amphitriti Hôtel. Pallas. Pandora suites. Internet C@fe. Au Kipkh Music Club, on peut même commander un Chateaubriand (à deux) ! Pauvre François-René. Nostos. Rooms for rent. Korali taberna pizzeria. ζενοδοχειο. Fresh fish. Sea food steak. ψαρι. Souvlaki. Spaghetti. μουςαχας. Pizza. Greek traditional home cooking. Moysaka. Pastitsio. C’est la guerre des langues, des palais et des alphabets, la Tour de Babel retrouvée. Le touriste babille, brait et rit. Avant de grimper sur des mules coiffées d’un chapeau de paille. Dans lequel on a ménagé deux trous pour qu’en jaillissent les oreilles.
Laissons l’Eirini qui propose une daily cruise romantic sunset et préférons le Poseidon qui ressemble à un sous-marin. C’est un glass bottom boat, autrement dit un bateau équipé d’un fond transparent. »
Comment Archimède, son exploitant, fait-il pour avoir plus de clients ? C’est pas dans les notes, mais ma mémoire est bonne : des bidons remplis d’eau de mer et de poissons achetés vivants à des pêcheurs et hop, au large, la faune s’enrichit par l’ouverture d’une trappe cachée. Sacré Archimède !
Bon, je commence à avoir froid, en route ! Fini de rire. L’homme est sur terre pour souffrir. Il ne sera pas dit que j’ai fait exception. Je sais pertinemment que la maison là-haut est vide, que ma vie était, est et sera désespérément vide, que la cerise sur le gâteau est un noyau. Mais je vais faire comme Saint-Thomas : ne croire que ce que je vois. Ensuite, rejoindre la côte, prendre le bateau à Cork et puis ce sera l’arrivée triomphale à Saint-Malo après seize mois de tribulations, oui Gaston connaîtra ce moment grandiose et glorieux : manger une soupe chaude dans un restau du cœur de Saint-Malo ! Alleluia !
Si seulement j’avais suivi un atelier d’écriture, je ferais un bouquin. Que là, je suis condamné à la conférence sans diapositives, à une soirée-causerie avec les voisins. Des quinze pays de l’Union, quel est celui que vous préférez ? Alors, elles sont mignonnes les petites lapones ?
Elles étaient pourtant belles mes photos. Même en refaisant la route en bagnole, je ne pourrais pas les reprendre. Surtout celles faites à bord du Poséidon. Et de toute façon, France, Espagne, Portugal, Italie, Grèce, Autriche, Allemagne, Finlande, Suède, Danemark, Pays-Bas, Luxembourg, Belgique, Grande-Bretagne, Irlande, c’est trop long et trop cher, Bruxelles refuserait de me sponsoriser une deuxième fois. Merde ! Et voilà ! Tout étalé dans le chemin. Et je me suis fait mal. Il me manque plus qu’une couronne d’épines. J’aime pas les chasseurs mais là, je les aurais embrassés s’ils m’avaient shooté le lièvre qui vient de foutre mon vélo par terre.
“Your byke fell down j’m afraid”
Qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce qu’il veut celui-là ?
“It’s allright boy, the byke is OK, goodbye!
- Are you mister Gaffiot ?
- Heu ! Yes, j’m mister Gaffiot. Do you know who j am ?
- Yes, j know. This is the post-office of Shirkin. J’m the postman. A letter for you mister.
- Thanks
- Byebye”
Uppsala, 2 novembre 2002
Lapin,
Quand tu recevras cette lettre, cela fera cinq mois exactement qu’on s’est quittés. Je souffre de ne plus avoir de tes nouvelles. Reviens vite mon chou. Tu te demandes comment j’ai su que tu passerais à Shirkin Bay dans ce coin perdu du sud-ouest de l’Irlande ? C’est simple. C’est Ingmar, un ex, jaloux comme tout, qui avait fait disparaître ton vélo. J’ai fini par le faire avouer. Il avait tout gardé, photos, caméra, journal de bord et je sais donc que tu vas passer là pour aller voir ton cousin pêcheur. En portant cette lettre tout à l’heure, je vais téléphoner à la poste de Shirkin pour qu’ils guettent ton passage.
J’ai aussi transcrit nos enregistrements, donne-moi un n° de fax à ton arrivée pour que je te les envoie.
Et surtout réserve vite un vol pour Stockholm.
Ta Selma qui t’aime.

Thursday, January 13, 2005

du verdict au machouillis

c’est lui c’est bien lui cachez-vous qu’il ne vous voie pas restez derrière lui jaillissez au dernier moment armés chargés il faut qu’il avoue il l’a fait exprès on l’a vu attention à la détonation à la décomposition dans la boue t’es rien qu’une fumée une poussière t’es une poussière dans l’œil tu tombes tu gémis tu geins tu gis t’es pourri tu retournes à la terre tu n’entendras plus les oiseaux tu ne verras plus le soleil se lever d’ici on ne peut pas nous voir de là-bas tu ne reviendras jamais aucun de nous ne parlera on gardera tout pour nous personne ne devinera jamais tout le monde t’oubliera
les balles sifflent ça murmure dans mon dos les bouches font du bruit ça enfle on enquête sur moi je suis dans le noir en bas de la Tour de Babel éboulée on entend les syllabes et les boules qui roulent le long du mur on entend gratter dans la terre on entend leur détonation en plein ciel en pleine déglutition en plein cœur dans les glaïeuls la chute des blocs de phrases la fin des voyelles le massicotage des phrases remâchées

Wednesday, January 12, 2005

écriture et désert

Myriam,
Je ne t’écris pas pour te faire des reproches. Je veux seulement t’informer, que tu saches à quoi t’en tenir. Il y a des choses possibles et il y en a qui ne le sont pas. Tu ne pourras pas, tu ne pourras plus, plus jamais recommencer, crois-moi.
La première règle, tu le sais, c’est la transposition. On peut bien sûr proposer au groupe des textes qui comportent une dimension autobiographique. Mais on transpose. On ne livre pas comme ça une page brute de son journal intime. En choisissant en plus un épisode croustillant de notre vie sexuelle, tu savais très bien que tu allais déstabiliser le groupe.
Deuxièmement, je t’avais acceptée dans cet atelier d’écriture parce que tu m’avais promis de laisser de côté tes petits plaisirs, substances illicites et autres produits à fumer. Au lieu de cela, tu en as distribué dès le premier jour et ça je ne peux pas l’admettre.
Il y a plus grave. Tu savais que je suis sujet aux maux de tête, que j’étais arrivé fatigué pour animer ce stage « écriture et désert ». Au lieu de me permettre de récupérer, tu as fait venir des groupes de musiciens autour de la tente pour que leurs tam-tams gâchent mes nuits. Comme je leur ai dit de partir, tu as trouvé bon de renvoyer aussi les chameliers. Comme ça, sans téléphone, sans carte et sans boussole, il ne manquait plus qu’une bonne tempête de sable pour faire parler de nous à la télé en Europe. Qu’est-ce qui t’a pris ? Tu as vu dans quel état tu as mis les autres ? Si on a des problèmes de couple, tu n’étais pas obligée pour autant de te venger sur tout le groupe !
Si, au quatrième jour, quand l’instit en retraite a contesté la pertinence de mes retours, tous les stagiaires l’ont soutenu contre moi, je sais très bien que c’est de ta faute. Je sais que tu les avais montés contre moi. C’est ce que je ne te pardonnerai jamais.
Tu te débrouilleras avec le secrétariat à Paris pour continuer la formation avec d’autres animateurs. Moi, j’ai décidé de quitter la maison.
Tu vas recevoir bientôt une proposition de divorce de Maître Champagne.
Adieu
Paul
N.B. Je veux récupérer les fibules et les poteries de Goulimine ainsi que les tapis Zaïane. Ils sont à moi.

Tuesday, January 11, 2005

Γαία

Je ne sais pas expliquer pourquoi le 22 mars, expérience inoubliable, deux cents élèves de seconde (six classes) ont pris au sérieux, très au sérieux le travail de Jean-Luc Parant, ont pétri l'argile, modelé près de trois mille boules, créé à leur image. Pourquoi tant d'élèves ont su trouver les mots qui (ré)inventent l'homme prenant des mesures dans le cosmos en choisissant différentes échelles. Pourquoi avant-hier, en 1ère S, expliquant un poème de Victor Hugo sur la mer, tout est devenu plus simple pour les élèves quand j'ai pris l'exemple de leur travail avec l'argile au mois de mars. Je ne sais pas expliquer mais je crois sentir quelque chose : si ton poème, Jean-Luc, ne va jamais à la ligne, c'est que nulle Parque ne peut en rompre le fil, que ton souffle, qui fait indéfiniment frissonner les eaux du lac dans sa nuit, est un Chant, qu'une harmonie chargée d'émotion naît de l'accord entre les ocres des pierres millénaires de l'abside de l'abbatiale de Saint-Philbert de Grandlieu et les ocres de tes 30 000 boules vues de loin. Je crois que les jeunes de 16 ans "savent" où est le sacré aujourd'hui, où ils peuvent placer leur confiance, vers où ils peuvent aller pour se reconnaître humains. Et en les inspirant, ton poème ne les a pas trompés. Ils "savent" que, comme tes boules, l'homme est né de la terre et de l'eau pour y retourner. Quel symbole pour eux que de voir l'artiste qu'ils ont accueilli, à qui ils ont pu parler, rendre à Γαία Gaïa, la Terre-mère, ce que tu ne lui avais emprunté que le temps d'une révolution. Que de voir, geste sacré, offrir une œuvre humaine aux puissances de l'au-delà. Sois remercié ici Jean-Luc, au nom des collègues et des élèves, pour ces six boules que tu as bien voulu sauver des eaux mardi dernier 21 septembre, afin de les signer et de les offrir au lycée Alcide d'Orbigny où elles vont enrichir un assortiment de poèmes et de boules. "J'ai seulement voulu donner aux textes que j'écris un volume, aux mots une matière, aux lettres un toucher, au livre une nuit" écris-tu (Le Français Aujourd'hui n°143 octobre 2003). Quelle belle leçon d'humilité
29 septembre 2004

Friday, January 07, 2005

voyage d'affaires

En ce samedi 7 juillet, à Amiens, le soleil est aveuglant. Dans la salle des fêtes où une chapelle ardente a été dressée, une foule silencieuse se recueille. Le ministre des transports Jean-Claude Trottinette a les traits tirés. Il ne prononce aucun discours, se contente de serrer la main d’un commissaire et de parler quelques instants avec le Préfet. Il va vers Icare Soulier, chauffeur à l’Elysée et unique rescapé de la catastrophe aérienne du mercredi précédent. Sauvé dans sa chute par la végétation et l’épaisse couche de vase des marais de la baie de Somme, Icare est un miraculé. Il s’en tire avec une minerve et des fractures multiples aux bras, aux jambes, et il attend dignement dans une voiture d’infirme.
« Toutes mes condoléances monsieur Soulier. Je partage la douleur de vos enfants et la vôtre après la perte de Madame Soulier, une femme exceptionnelle ».
Icare a les lèvres serrées. Ses yeux secs fixent les bottines coûteuses du ministre. Il tripote nerveusement dans sa poche un téléphone portable que la police vient de lui remettre, le portable de Martine Soulier. Il y a découvert le dernier SMS envoyé par celle-ci :
« Mon Jan-Clode chéri. Ne t’1kièt pas pour la grève TGV 2main. Icare a réservé 2 places B. Airways. J’Spère ke Jan-Pier va abréG le conseil D ministr com promis.»
Autour du cercueil de Martine, beaucoup d’hommes en noir aux yeux rouges, et très peu de femmes. Oui, Martine était généreuse.
Le Préfet, qui ne quitte pas des yeux Icare, est venu chuchoter à l’oreille du ministre qui repart déjà, soucieux.
Icare est trop loin pour cracher sur les fleurs. Il faudrait qu’on le rapproche.

Sunday, January 02, 2005

zéro défaut

Je me souviens que vers neuf ou dix ans, les dimanches où venaient des invités, ma mère me demandait de recopier le menu sur des cartons de couleur. Il me fallait convertir le trivial en devinette poétique, le vocabulaire épicier en fleurs de rhétorique, le terreux et le sanguinolent en signalétique digne des grandes toques.
Le plaisir était au rendez-vous quand les convives approuvaient mes trouvailles par des hochements de satisfaction et que la lecture de mes cartons se tenait prête à réparer l’éventualité d’un plat brûlé.

A l’adolescence, je découvris les plaisirs de la duplication. Il y eut l’odeur de la pierre humide, celle de l’alcool, celle de l’encre et des stencils de la ronéo Gestetner. Il y eut la peinture noire de l’extrême-droite Occident maculant nos affiches murales au pochoir en 68. Il y eut le carbone des machines à écrire Olivetti. Il y eut le puissant parfum de l’encre violette que je fabriquais chaque semaine dans ma classe avant de remettre à niveau les petits encriers de porcelaine blanche.

Aujourd’hui, copie, photocopie, reproduction, reprographie, publication assistée par ordinateur, imprimantes, scanners, reconnaissance de caractères, traducteurs, éditeurs, publishers, magnétophones, magnétoscopes, camescopes numériques, graveurs, duplicopieurs préparent l’arrivée des cloneurs de demain, quand nous serons enfin face à nous-mêmes. Alors, il n’y aura plus aucun conflit, plus de plagiat, je serai indéfiniment égal à moi-même, un réplicant lisse, équanime, conforme, reproductible, prévisible, interchangeable avec moi-même, fiable, garanti à vie, numéroté, complet, total, définitif, accompli, achevé. Ce jour-là, on m’aimera enfin. Je serai parfait.